Page 6 - Journal La Gatineau 28 avril 2016
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6 28 avril 2016 La Gatineau PENSIONNATS AUTOCHTONES
Le long chemin de la guérison
SYLVIE DEJOUY
sdejouy@lagatineau.com
KITIGAN ZIBI ANISHINABEG - Début avril, la Cour d’appel de l’Ontario a décidé que les témoignages recueillis auprès de près de 38 000 survivants des pensionnats autochtones pourront être détruits dans 15
ans, à moins que ceux-ci ne demandent leur conservation aux fins d’archives. Les documents en question sont liés aux demandes d’indemnisation déposées par ces victimes des pensionnats autochtones, des comptes rendus déchirants de leurs agressions sexuelles, physiques et psychologiques.
Deux juges sur trois ont estimé que les dossiers en cause n’étaient pas des documents
gouvernementaux et donc qu’ils ne sont pas assujettis à une obligation d’archivage nationale. Mais pour la Commission de Vérité et Réconciliation, qui a elle aussi amassé des milliers de témoignages au cours des dernières années, les documents en question doivent être archivés. Une façon de ne jamais oublier les atrocités commises dans les pensionnats.
Dans le dernier siècle, quelque 150 000 enfants autochtones, inuits et métis ont été forcés de fréquenter les pensionnats autochtones dirigés par l’Église. Plusieurs d’entre eux y ont subi de terribles abus. Parmi eux, David Decontie et Fernand Petitquay, deux survivants des pensionnats, vivent à Kirigan Zibi. Ils ont accepté de nous raconter leur histoire.
David Decontie est aujourd’hui âgé de 64 ans. Nous l’avons rencontré
chez lui, dans la chaleur de
son foyer parfumé par une
bonne odeur de gâteau préparé par sa femme. Si aujourd’hui il semble avoir atteint une certaine sérénité, ses débuts dans la vie ont été chaotiques et ont longtemps laissé des traces douloureuses.
Très jeune, David
Decontie a été envoyé au
pensionnat de Kenora, en Ontario
: «Je ne m’en rappelle pas parce que j’avais
à peine trois ans. Dans ma mémoire, c’est flou. Je me rappelle juste que j’ai été mis dans le grenier et on couchait à terre. D’après ma sœur, j’ai pleuré d’ici à Ottawa et d’Ottawa à Kenora, je ne savais pas où je m’en allais. C’était une école anglophone, alors il a fallu qu’on apprenne l’anglais. Ensuite je suis allé à Pointe-Bleue, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, jusqu’en 1966. Quand on est arrivé, on a monté les escaliers, tout ce que je voyais c’était trois personnes habillées en noir. Quand ils ont commencé à nous parler en français, ça a été une claque en plein visage, un choc psychologique, on comprenait pas un mot.»
Là-bas, en plus du déracinement et du manque d’affection, au mieux c’était des injures, au pire de la violence physique voire des abus sexuels. Et toutes les raisons étaient bonnes pour réprimer les enfants, notamment s’ils utilisaient leur langue d’origine. «Il y avait différentes formes de punitions, se souvient David Decontie. Tous les abus que tu peux avoir dans le dictionnaire, je suis passé à travers, physique, sexuel, moral. J’en ai mangé des claques, pour n’importe quelle raison. Un jour, j’ai dit à une sœur que ma tante était morte. Elle m’a regardé d’un air froid, pas d’expression, pas de sympathie. Je me suis demandé pourquoi une personne insensible pouvait faire ça à un enfant. On ne pouvait pas exprimer nos sentiments. Les plus grands prenaient soin des plus petits.»
L’été, l’enfant de l’époque rentrait dans sa famille, «on en parlait mais on avait l’impression que personne ne voulait nous
écouter et on avait pas le temps parce qu’on était libre, on s’en allait dans le bois». Petit à petit, une distance s’est instaurée, sur fond de rancune, entre lui et ses origines, ayant interdiction de perpétuer les traditions de sa communauté : «Un jour, un homme brûlait quelque chose dans un baril. Je me suis approché et ça sentait la peau d’animal brûlé. Il m’a dit que c’était du papier mais en fait c’était des habits que les parents avaient donnés à leurs enfants. Ils voulaient enlever
l’indien de nous autres.»
Lorsqu’il raconte aujourd’hui ce qu’il a vécu, David Decontie avoue devenir émotif. Les conséquences de cette enfance détruite ont duré longtemps et ça lui a pris plusieurs années, pas mal d’efforts et beaucoup d’aide pour se reconstruire : «C’était l’enfer. Sans ma femme, je ne serais peut-être pas ici aujourd’hui. J’ai souvent voulu mourir. Quand on est revenu des pensionnats, on était des étrangers. La réintégration dans la communauté n’a pas été faite.»
David Decontie a eu trois enfants. Être père n’a pas été facile pour lui qui n’a pas eu d’enfance. Ses douleurs, il a fini par leur en parler. Aussi, il les écrit. «Si les larmes pouvaient écrire, j’aurais besoin d’au moins 56 livres, explique-t-il. J’ai été suivi par un psychologue pendant trois ans. La première année c’était le silence total, la psychologue attendait que je parle. Elle m’a fait comprendre que j’étais victime, avant pour moi j’étais fautif.»
David Decontie a été amené à témoigner sur ce qu’il a vécu. Il a reçu une maigre compensation mais il regrette surtout que personne n’ait été condamné. Selon lui, beaucoup des difficultés vécues par les communautés autochtones sont des répercussions des pensionnats. Il voit aussi dans le placement des enfants autochtones dans des familles blanches, plutôt que dans leurs communautés d’origine, une deuxième phase des écoles résidentielles.
David Decontie
Fernand Petiquay
Fernand Petiquay a vécu une histoire similaire à celle de David Decontie. «Je suis
allé en pensionnat de 6 à
14 ans, explique-t-il. C’était comme un déracinement. On est né et on vivait dans le bois. Ils ont fait signer un papier
à mes parents, mais
ils n’ont pu que faire
un X parce qu’ils ne
savaient pas lire, donc ils
ne savaient pas ce qu’ils
signaient. Ils leur ont dit qu’ils
nous emmenaient à l’école pour avoir
une meilleure job plus tard. Dans le bois j’étais vraiment heureux, j’étais dans mon élément, j’étais bien chez nous.»
Fernand Petiquay a été envoyé au pensionnat de Sainte-Marc-de-Figuery, entre Amos et Val-d’Or. Ensuite, il est allé dans «une bonne famille» de blancs à Amos, où il est resté pendant deux ans et demi.
Du pensionnat, Fernand Petiquay en garde lui aussi un souvenir plus qu’amer : «On était supposé sortir de là comme des anges mais on en est sorti comme des diables. La première fois que mon père m’a emmené au pensionnat, il m’a dit je vais revenir. Mais j’ai attendu, attendu. J’ai donc eu de la rage contre mon père, je me suis senti trahi, rejeté, abandonné. Avec les prêtres j’ai vécu l’humiliation et l’injustice. J’ai les cinq blessures de l’âme.»
Parmi ses souvenir les plus terribles, Fernand Petiquay se souvient avoir vu un enfant «sortir de la chambre du prêtre, il avait de la misère à mettre un pied en avant de l’autre. Aussi, un jour, alors que tout le monde était parti, on était 7 ou 8 jeunes, le prêtre nous a dit allez regarder la télé et à 7 heures montez en haut et prenez votre douche. Mais on regardait le film Lassie, donc on est resté devant la télé. Quand il a ouvert la porte on a couru, il a frappé le premier, le deuxième, plus il frappait les jeunes plus il avait de la rage et moi j’étais le septième. Rendu à moi je ne me rappelle plus de rien, j’ai eu un état de choc. J’en ai eu des coups de pieds, de la violence j’en ai vue. On était comme des animaux qu’ils domptaient.
Quand on rentrait chez nous, on avait comme un blocage pour en parler et mon père disait ça se peut pas, c’est des
prêtres.»
Outre les sévices, lui aussi a été obligé d’occulter complètement ses origines : «Quand on
est arrivé là-bas, ils nous ont coupé les cheveux, ont changé nos noms. Le linge que notre père nous avait acheté, on le voyait plus. Il fallait aller à
la messe chaque soir.»
Plus tard, le prix de la compensation pour tous ces sévices vécus s’est élevée à 24 000$: «Mais ça vaut plus que ça, c’est une partie de ma vie qui a été brisée.»
Pour oublier cette enfance gâchée, Fernand Petiquay s’est plongé dans le travail pendant 40 ans, du matin au soir, avec pour béquille l’alcool et la drogue. Afin de se remettre de ses traumatismes, il a fini par «faire le grand ménage en dedans. Je suis allé dans 8 ou 9 centres, pour soigner des dépendances et des problèmes de comportements. Le comportement que j’ai vu chez les prêtres, je croyais que c’était normal pour éduquer mes enfants. J’ai eu un manque de ma mère, j’ai fini par comprendre que chez les trois femmes que j’ai eues c’est ma mère que je recherchais. Ça m’a demandé beaucoup de travail et de vouloir mais j’ai fait le ménage à 90%. On dit que les conséquences des pensionnats vont se répartir sur 7 générations. Alors ça a été comme un défi pour moi, je m’en suis sauvé en reprenant toutes mes coutumes. C’est comme une poubelle : quand j’avais 5 ans elle était toute propre ma poubelle, je me suis fait battre et humilier et quand je suis sorti des pensionnats ma poubelle était pleine, donc j’ai fait le ménage. J’ai enlevé quelques roches tranquillement de mon sac».
Aujourd’hui, c’est à son tour d’aider les autres, en tant qu’aidant naturel en relation d’aide. Il a aussi conçu un film avec Wapikoni mobile, intitulé «Je me souviens», visible au lien suivant : http://www. wapikoni.ca/films/je-me-souviens
Plus de 5 000 agresseurs identifiés
KITIGAN ZIBI ANISHINABEG - Des enquêteurs privés embauchés par le gouvernement fédéral ont repéré 5 315 personnes soupçonnées d’avoir agressé physiquement et sexuellement des enfants qui ont fréquenté les pensionnats autochtones.
L’opération, entamée en 2005, a coûté près de 1,6 million de dollars mais Ottawa n’a pas repéré ces agresseurs présumés pour qu’ils fassent l’objet d’accusations criminelles : le but de l’exercice était de leur demander s’ils accepteraient de participer aux audiences du processus d’évaluation
indépendant (PEI), un programme fédéral visant à déterminer la compensation qui sera versée aux victimes des pires cas d’agression. La participation aux audiences du PEI n’est pas obligatoire et sur les 5 315 personnes identifiées par le gouvernement fédéral, 4 450 ont refusé d’y participer.
Selon des données fournies par le Secrétariat des pensionnats indiens, 33 712 survivants des pensionnats ont été indemnisés pour les agressions physiques et sexuelles qu’ils ont subies lorsqu’ils fréquentaient ces écoles et 4 278 demandes sont toujours en cours de traitement.


































































































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